En expertise, on refait l’histoire, on ne la réécrit pas !

S’il peut parfois être tentant d’apprécier la conformité de la prise en charge des professionnels de santé à la lumière de la complication survenue, il est impératif pour l’Expert de ne pas se laisser emporter par un tel raisonnement, l’existence d’un manquement devant nécessairement s’analyser sur le plan médico-légal au moment de l’acte litigieux.
Découvrez ce cas d’espèce mettant en cause un anesthésiste-réanimateur, défendu par le Cabinet Auber.

Les faits médicaux

À la suite de douleurs persistantes et d’aggravation de pertes urinaires, une patiente âgée de 79 ans consultait le Docteur CHIR, lequel diagnostiquait un prolapsus génital avec incontinence urinaire d’effort. Quelques mois plus tard, la patiente était opérée par le Docteur CHIR pour une cure de prolapsus associée à une hystérectomie totale. Les suites opératoires immédiates étaient simples.

Toutefois, le lendemain de l’intervention, la patiente présentait une hémorragie interne nécessitant une reprise chirurgicale en urgence avec laparotomie, mettant en évidence un important hématome pelvien en rapport avec un saignement au niveau d’une branche d’une artère utérine droite.

Deux semaines plus tard, une nouvelle intervention chirurgicale était réalisée sous anesthésie générale pour l’ablation d’une mèche pelvienne. Le Docteur MAR s’était chargé de la consultation pré-anesthésique et de l’anesthésie de la patiente. Or au cours de cette intervention, la patiente présentait une régurgitation, suivie d’un syndrome d’inhalation bronchique compliqué d’un syndrome de détresse respiratoire aigüe justifiant une intubation orotrachéale et une ventilation assistée.

En raison de son état de santé préoccupant, la patiente était transférée en réanimation au Centre Hospitalier où le diagnostic de choc septique compliquant une pneumopathie d’inhalation était établi.

La patiente était transférée en service de médecine polyvalente deux mois plus tard puis regagnait son domicile une semaine après. Jusqu’à son décès survenu 5 ans après l’intervention, la patiente ne pouvait se déplacer qu’à l’aide d’un déambulateur et d’un fauteuil roulant pour les sorties extérieures. Elle n’était plus autonome et une aide quotidienne lui était devenue indispensable.

Six mois après son retour à domicile, la patiente sollicitait l’organisation d’une mesure d’expertise médicale auprès du Tribunal judiciaire.

Le rapport d’expertise

L’Expert gynécologue-obstétricien a qualifié la complication hémorragique initiale d’accident médical non fautif et validé la gestion de cette complication par une reprise chirurgicale rapide.
Toutefois, selon le Sapiteur anesthésiste, le Docteur MAR aurait dû, par précaution, réaliser une anesthésie générale avec intubation afin d’éviter l’inhalation :

« La discussion de la prise en charge du Docteur MAR concerne le choix de ne pas avoir intubé la patiente avant le retrait du drain. Cette intubation aurait évité l’inhalation et les complications qui s’en sont suivies.
Le délai très court d’anesthésie, l’absence de vomissements depuis 3 jours expliquent ce choix.

Néanmoins, la patiente avait présenté les jours précédents des troubles importants de la vidange gastrique avec suspicion d’ulcère et nécessité de mise en place d’une sonde d’aspiration naso gastrique.

Même si ces troubles avaient régressé depuis 3 jours, la prudence aurait été de prendre les précautions d’usage qui sont recommandées par la SFAR (société française d’anesthésie et de réanimation) devant une suspicion d’estomac plein : intubation systématique et protocole d’induction rapide avec manœuvre de Sellick et absence de ventilation au masque afin de ne pas favoriser les régurgitations.

Il y a eu sur ce point précis une imprudence de la part du Docteur MAR sans constituer pour autant de faute médicale car les options choisies pouvaient se discuter ».

Le jugement

Au vu du rapport d’expertise, la patiente assignait l’ONIAM, la CPAM et le Docteur MAR, demandant à titre principal la condamnation de ce dernier à l’indemniser de ses préjudices en raison d’un manquement à son obligation de prudence lors de l’anesthésie réalisée, estimant que cette faute était directement à l’origine du syndrome de détresse respiratoire aigüe.
Ce rapport d’expertise a été contesté par le Dr MAR et le Tribunal a repris dans les motifs de son jugement, devenu définitif, son argumentation en considérant :

« (…) Au moment de la prise en charge de la patiente, le recours à la procédure d’anesthésie avec séquence d’induction rapide n’est donc pas spécialement recommandé et ce, d’autant moins qu’il est tout à fait usuel de ventiler au masque sans intubation orotrachéale pour un geste chirurgical extrêmement bref, puisque l’intervention n’a duré que 5 à 10 mm, de telle sorte que la technique de l’intubation, consistant à rentrer dans la trachée par la bouche une sonde d’intubation semi-rigide, est une procédure disproportionnée au vu de la brièveté de l’intervention et de la fragilité de la patiente.

En réalité, la préconisation du recours à l’intubation ne s’est révélée légitime qu’une fois la complication apparue, lorsqu’il a été observé une régurgitation bilieuse dès l’induction de l’anesthésie.

Il est apparu alors qu’une intubation aurait été préférable.

Cependant, c’est seulement à l’aune d’une analyse rétrospective des faits qu’il doit être admis que le médecin a probablement fait un choix dommageable, ce que l’expert qualifie « d’imprudence », sans que l’erreur ainsi commise ne caractérise, selon lui, une faute médicale au sens de l’article L.1142-1 rappelé plus avant.

La responsabilité du docteur MAR doit donc être écartée et les demandes formées à son encontre doivent être rejetées ».

Conclusion

Ce dossier illustre la tentation que peuvent encore avoir certains Experts à procéder à une analyse purement rétrospective des faits pour déterminer la conformité de la prise en charge d’un professionnel de santé. Or ce n’est parce que ce qui est arrivé est arrivé que ce qui a été fait a été mal fait !

« L’imprudence » reprochée au Docteur MAR était d’avoir fait le choix de ne pas intuber la patiente avant le retrait du drain. Si une imprudence fautive peut engager la responsabilité d’un praticien, la pertinence du choix de ce dernier doit s’analyser au moment de l’acte litigieux et non en fonction de la complication survenue après !

En réalité, outre l’écueil d’une analyse rétrospective, l’Expert avait appliqué les recommandations de la SFAR à une situation qui ne correspondait pourtant pas aux cas mentionnés dans la littérature… Car si effectivement les recommandations de la SFAR sur la prise en charge des voies aériennes en anesthésie adulte de 2002 indiquent que la règle est de pratiquer une anesthésie avec séquence à induction rapide à la moindre suspicion d’estomac plein, il n’est en revanche absolument pas recommandé de le faire en l’absence de facteur prédisposant. Ici les options en présence étaient parfaitement discutables au regard des recommandations en la matière et des données acquises de la science…

Les éléments portés à la connaissance du Docteur MAR au moment de sa prise en charge de la patiente, à savoir que cette dernière ne présentait aucun facteur intrinsèque de risque d’inhalation (tels qu’obésité, diabète, etc…), une anesthésie programmée avec une patiente préparée (à jeun), des précédentes anesthésies ne révélant aucun risque d’intubation difficile, permettaient d’écarter une suspicion « d’estomac plein » impliquant intubation en séquence rapide.

S’il est exact que la patiente a présenté dans les jours qui ont suivi la reprise chirurgicale des vomissements nécessitant la mise en place d’une sonde gastrique, nous avons souligné qu’il s’agissait d’effets indésirables, tout à fait classiques dans ce type de chirurgie, qui avaient cessé quatre jours avant l’anesthésie pour le retrait du drain, période durant laquelle la patiente n’a présenté aucune symptomatologie digestive et en particulier, aucun signe d’occlusion. Elle n’avait d’ailleurs bénéficié de la sonde gastrique que durant 24h. Les troubles digestifs constatés dans les quatre jours ayant suivi l’intervention pouvaient donc être qualifiés de « ponctuels ».

C’est pourquoi le Tribunal a reconnu qu’au moment de sa prise en charge, la patiente ne pouvait aucunement être considérée comme prédisposée à un risque d’inhalation, et que la procédure d’anesthésie avec séquence d’induction rapide n’était donc pas recommandée.

La mise hors de cause du Docteur MAR a été obtenue en référence avec littérature médicale à l’appui, aux règles de l’art applicables au moment où cette question s’est posée à lui.

Il convient donc de toujours rappeler à l’Expert qu’une analyse médico-légale ne se fait pas à partir de la fin de l’histoire mais du début, étape par étape, au regard des informations disponibles à l’instant où le professionnel de santé a dû prendre des décisions adaptées pour ses patients.

Laure Soulier
Philip Cohen
Clémence Reffuveille
Avocats à la Cour – Cabinet AUBER PARIS